R. Saviano : Gomorra (Ed. Folio)
Depuis 2006, Roberto Saviano vit sous escorte, en Italie et ailleurs. Ce n'est pas simplement parce que son premier essai Gomorra traite de la mafia, mais parce qu'il a énuméré en détail les rouages de cette machine, citant les noms de malfrats de la camorra qui sévissent dans les provinces de Naples et Caserte. L'adaptation cinématographique de Matteo Garrone, parue en 2008, a permis d'exposer au grand public – européen et américain – comment fonctionne ce Système. La mafia a toujours fasciné les cinéastes (américains), que ce soit Francis Ford Coppola, Brian de Palma ou Martin Scorsese, pour ne citer que les plus fameux, non sans qu'ils en donnent une vision féodale et prosaïque. David Chase en avait par ailleurs livré une version plus réaliste avec sa série des Sopranos, où l'on se rendait compte que les membres de ce genre d'organisations criminelles ne paradent pas comme des dandies, mais se fondent dans la masse.
Dans Gomorra, Saviano reprend méthodiquement les différents éléments de la société et de l'économie d'Italie du Sud dans lesquels évoluent les camorristes : virtuellement tous. On débute avec le port de Naples, où la bureaucratie est limitée afin d'accélérer le transport et les transactions, notamment avec la Chine, ceci facilitant la « perte » malencontreuse de conteneurs à la marchandise douteuse. On enchaîne avec le marché du vêtement de luxe, dont les ramifications avec les entités mafieuses n'ont été que récemment mises en évidence : les représentants des plus grandes marques recherchent assidument des manufacturiers qui proposent les meilleurs prix et les délais les plus courts, pour une qualité optimale. La drogue, les armes, ceci est monnaie courante, mais il est impressionnant de constater à quel point les camorristes font également office d'entrepreneurs avisés en matière de construction et d'élimination de déchets toxiques, une véritable plaie en Italie, qui a retenti dans les médias mais pour lesquels le gouvernement se révèle totalement impuissant : certains territoires d'Italie du Sud sont ainsi devenus des dépotoirs sauvages de produits toxiques venant des usines du Nord, pour lesquels les intervenants proposent des prix défiant toute concurrence.
Un sac Gucci dans un outlet californien, des kalachnikov dans un pays en guerre, un sachet de cocaïne sur la Costa Brava? La probabilité que ces produits proviennent du trafic de la mafia campanienne est très élevée. Et cela explique les difficultés des autorités italiennes à démanteler un tel système qui est désormais davantage fondé sur le modèle de l'entreprenariat que sur la pyramide archaïque de la Cosa Nostra sicilienne, où chaque intervenant, du coursier de 8 ans au lieutenant affirmé, entretient des relations très parcellaire avec les dirigeants des familles de Secondigliano, Casal di Principe et les autres villes où la pègre sévit sans ménagement. Que vous soyez un maçon au chômage ou un politicien aux dents longues, il sera toujours plus intéressant de collaborer avec ces gens-là si vous voulez avancer, à condition que vous vous pliiez à leurs règles. Car pour un juge ou un quidam qui a osé s'ériger contre ce monstre, il y a cent personnes qui acceptent de travailler avec lui, le plus souvent parce qu'elles n'ont pas le choix, et mille autres prêtes à prendre leur place.
Le récit de Saviano permet de se plonger dans les abîmes de cette organisation, de trembler à chaque page face à l'importance d'une telle structure, à la fois omniprésente et ne laissant aucune preuve concrète et où chaque meurtre, chaque arrestation, chaque procès permettent essentiellement de renouveler les dirigents, sans vraiment affaiblir les fondations. Ceci est aussi l'occasion de réviser nos préjugés sur ses membres, leur relation particulière à la religion, leur style emprunté aux icônes du cinéma (Scarface, Pulp Fiction) plutôt que l'inverse, le rôle des femmes et des enfants, tandis que le film de Garrone s'avère un ensemble de vignettes qui reprend plus librement ces différents éléments.
Roberto Saviano – Gomorra
disponible en français aux éditions Folio