DALEK : Abandoned Language (chronique)
« Le rap c'est de la merde », « roh la musique de bouffon ». Combien de fois a-t-on entendu ou proféré ce genre d'assertions peu nuancées? En effet, si le hip hop accouche chaque mois de son lot d'albums indigestes, pathétiques et sans intérêt, il existe également des artistes – oui, vous avez bien lu – qui s'investissent dans un processus créatif authentique, qui cherchent à faire passer un réel message et explorent des territoires musicaux insoupçonnés. DALEK (déformation de "dialect") fait, à mon sens, partie de cette dernière catégorie. Duo originaire de Newark (dans le New Jersey) - tiens, comme Wayne Shorter - formé par le MC Dälek et le DJ Oktopus, il distille depuis désormais presque dix ans un hip hop underground qui emprunte autant à BLACK STAR ou TRICKY qu'à des formations rock shoegaze comme MY BLOODY VALENTINE. Signé sur le label hétéroclite de Mike Patton (Ipecac) depuis From filthy Tongues of Gods and Griots (2002), le binôme a dès lors sillonné l'Amérique et l'Europe en compagnie de formations de hip hop (PHARCYDE, THE ROOTS) et de groupes plus méchants (DILLINGER ESCAPE PLAN, ISIS). Cette dualité se retrouve bien évidemment sur leurs galettes : le phrasé assassin de Dälek et les sons hypnotiques et tentaculaires de Oktopus.
On était en droit d'attendre un digne successeur d'Absence (2005) et autant dire d'emblée que Abandoned Language tient ses promesses : beats entêtants, nappes sonores migrainogènes, lyrics sombres aux rimes tranchantes comme un couperet. Aucune confusion possible, la différence majeure étant que les deux larrons ont opté pour des plages moins rentre-dedans et plus atmosphériques puisque, selon leurs propres dires, ils avaient atteint la "limite" en matière de hip hop bruitiste sur Absence. Le morceau-titre ouvre le débat, sa durée de 10 minutes risquant d'en laisser plus d'un sur le carreau. Dälek y expose l'un des thèmes principaux de l'album : la force et la faiblesse des mots. On sait en effet que les gens meurent et que les écrits restent, mais on sait également combien les paroles peuvent être vaines. Afin d'expliciter ce principe, on remarquera que la voix de Dälek se brouille à plusieurs occasions sous l'effet de la production. Bricks Crumble prend le relais avec ses beats d'outre-tombe et le flow incessant de son leader, non sans introduire des samples d'instruments classiques qui créent une ambiance tendue et dérangeante, comme cela est également le cas sur l'instrumentale Lynch (hommage au réalisateur de Inland Empire ou référence à ces violoncelles distordus qui semblent nous lacérer la gorge?). Le groupe est friand de ces sonorités lancinantes, arythmiques et asphyxiantes qui constituent leur marque de fabrique (Content to play villain, Stagnant Waters), mais on s'extasiera aussi à l'écoute du saxo free sur le refrain de Starved for the Truth ainsi que des claviers mahavishnuiens de Isolated Stare. A noter que le scratcheur endiablé Rob Swift (X-Ecutioners) vient prêter main forte sur deux excellents titres (Paragraphs relentless et Tarnished), tandis que c'est Motiv qui se charge du reste des "cuts". Moins agressif que Absence, ce nouvel album n'en est pas réellement plus accessible, tant ses samples s'avèrent atypiques et le groupe moins réticent à l'idée de nous proposer de longues plages instrumentales.
On ne peut terminer cette chronique sans ajouter quelques mots au sujet de la jaquette de Abandoned Language, dont les paroles sont inscrites en caractères transparents et visibles uniquement si l'on penche un tant soit peu le livret afin d'obtenir une illumination tangente. Une manière de nous montrer que lorsqu'on prend les choses de front, il arrive que l'on soit aveugle à tout avertissement.
DALEK – Abandoned Language (2007, Ipecac Recordings)
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le site officiel de Dälek (avec trois titres de Abandoned Language en écoute)