EL-P : I'll sleep when you're dead (chronique)
Une pelletée de freaks en mal de hip hop novateur attendaient la nouvelle livraison de El-Producto, alias Jaime Meline. J'avoue ne pas faire partie de cette manne, pour la simple et bonne raison que je ne connaissais pas El-P il y a quelques semaines, mais la sagacité de GT ainsi que les excellentes chroniques que j'ai pu lire au sujet de I'll sleep when you're dead, dernier méfait du producteur new-yorkais, ont eu raison de mon ignorance... puis de ma curiosité. Les mauvaises langues aiment à trainer le nom du patron de Definive Jux dans la fange, principalement parce qu'il incarne a priori tout sauf ce qui devrait être hip hop. Il est blanc, hétéroclite, nous déballe des textes axés science-fiction et refuse toute compromission commerciale. N'est-ce pas éloigné de l'idée que l'on a de ce style musical souvent honni, à raison, pour son aspect caricatural? Celui qui fut membre de COMPANY FLOW dans les 90s nous a prouvé à maintes reprises qu'il fallait compter avec lui en matière de hip hop « alternatif » : son premier album solo, l'acclamé Fantastic Damage, avait déjà ravi le coeur des chroniqueurs mais les années ont passé et l'on pouvait aisément imaginer un retour plus... édulcoré. Et bien non. Sur le papier déjà, on remarque que El-P a fait appel à ses potes Aesop Rock et Cage de même qu'à plusieurs musiciens relativement éloignés de son milieu, tels que CAT POWER, Trent Reznor, boss de NINE INCH NAILS et papa spirituel de Marilyn Manson, ou encore THE MARS VOLTA.
Tasmanian Pain Coaster, le titre d'ouverture de I'll sleep when you're dead, se concluera d'ailleurs sur une complainte aérienne de Cedric Bixler Zavala et la guitare de son acolyte Omar Rodriguez-Lopez le suivant à la trace. Mais avant cela, El-P nous assène un sample de Twin Peaks, des plages spatiales avec lasers et blip blip, du gros beat qui tache et son flow décousu mais véloce. Bienvenus dans un monde hostile, à la croisée des chemins entre la phantasmagorie anticipatoire de Philip K. Dick, la fusion débridée de GORILLAZ puissance dix et la hargne de PUBLIC ENEMY. Smithereens, plus linéaire, n'en demeure pas moins bizarroïde avec ses samples de flute et ses bruitages dignes d'une usine Micromachine. Up all Night et ses tambours du Bronx nous maintiennent éveillés et le MC lance EMG (Everything must go) dans la foulée, une bombe rythmique où des tintements de cuillères cotoient de massifs beats synthétiques. Le salopard nous laisse trois secondes pour reprendre notre souffle avant de nous immerger dans les eaux troubles de Drive, ses samples déglingués et ses claviers de l'hyperespace. Le titre suivant, Dear Sirs, fait davantage office d'intermède, avec son pianotage de machine à écrire et ses textes paranoïaques évoquant (peut-être) un classique du cinéma SF, le superbe Brazil de Terry Gilliam.
La deuxième partie de l'album maintient l'allure des chevaliers de l'apocalypse, entre le flow frénétique de Run the Numbers et son outro solennelle de toute beauté ou encore les tracks plus mélodieuses comme Habeas Corpses (Draconian Love) avec Cage en guest et The overly dramatic Truth où El-P considère la femme davantage comme quelqu'un sur qui on peut compter que comme un objet à fesser. Daryl Palumbo, chanteur des moribonds GLASSJAW, s'improvise même en pianiste à un doigt... quant à Trent Reznor, il pousse la chansonnette sur Flyentology, critique de méthodes d'endoctrinement par des mouches (sic), ce titre étant d'ailleurs l'un des singles – avec Smithereens – de I'll sleep when you're dead ; un choix criticable, tant ces deux titres se situent à mon sens parmi les moins efficaces. Passé le gangsta rap de No Kings, l'album se termine sur deux pièces à l'ambiance plus oldie, entre cuivres conquérents et voix féminines (en l'occurence, celle de Chan Marshal des CAT POWER) : The League of extraordinary Nobodies, dont le couplet ne dépareillerait pas sur un album de PEEPING TOM et enfin Poisenville kids no wins et son refrain en 6/4. A noter le titre « caché », Reprise (This must be our Time), mené par une rythmique saturée et le clavier de Ikey Isaiah Owens (MARS VOLTA).
El-P au Electron Festival de Genève, le 5 avril 2007
L'agressivité de El-P, son talent de pâtissier (mille-feuilles sonores...) ainsi que ses lyrics sombres et alarmistes s'avèrent sans conteste les points forts de I'll sleep when you're dead, une galette que l'on peut rapprocher de The Information de BECK pour ses sonorités cheap-futuristes et son message en apparence désespéré. Certains gimmicks énervants et une pointe d'auto-apitoiement (sur les titres plus calmes) représentent les petites faiblesses de cet album néanmoins promis à devenir un classique du hip hop indépendant. Il apaisera les fans, conquerra de nouvelles têtes blondes lasses du jus de chaussettes produit par les cadors du rap et énervera les militants d'une musique plus conventionnelle et donc forcément moins savoureuse. I'll sleep when you're dead, c'est l'assurance de passer de longues nuits insomniaques à déguster le son glacial du futur.
El-P : I'll sleep when you're dead (2007, Definitive Jux Records)
En écoute...
Trois titres (Flyentology, Smithereens et EMG) sur le Myspace de El-Producto
Encore plus de sons et des clips sur son Imeem
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WWW...
le site du label Def Jux
quelques considérations de El-P sur « I'll sleep when you're dead »... (avec, en fond sonore, la musique de "Tasmanian Pain Coaster")